Aimé Césaire : En attendant le Panthéon

Aimé Césaire

En attendant le Panthéon

 

Décédé nonagénaire le 17 avril dernier, le poète et homme politique français Aimé Césaire a rejoint définitivement ses ancêtres à Fort-de-France, dont il fut le maire pendant un demi-siècle. Vu l'immensité et la profondeur de son héritage littéraire, de nombreuses voix se sont d'ores et déjà élevées pour réclamer qu'il entre au Panthéon d'illustres devanciers dans le domaine des lettres tels Voltaire, Rousseau et récemment Damas. En attendant cette ultime consécration, le dernier poète de la Négritude a eu droit à des obsèques nationales en présence du Tout-Etat français, dont le président Sarkozy. Il devient ainsi le 4e écrivain français après Victor Hugo, Paul Valéry et Colette à bénéficier d'un tel hommage. A cette distinction le journal l'Observateur paalga s'associe à sa manière à travers une interview avec le Pr Albert Ouédraogo, enseignant de littérature à l'université de Ouagadougou. Pour des raisons de pagination nous n'en avons retenu que l'essentiel.

 

 

Que représente pour vous Aimé Césaire ?

 

• Césaire est un homme multiple. Je me souviendrai encore de lui comme étant un des premiers à avoir montré que la littérature n'est pas simplement une affaire de peau, une histoire d'Occidental et que l'on pouvait être noir et faire de la bonne littérature écrite, des poèmes et de bons poèmes.

Nous l'avons découvert au cours de notre cursus scolaire et universitaire. Il est vrai que ses écrits n'étaient pas de toute évidence tant la langue et le style n'étaient pas à la portée du premier venu. Mais au fur et à mesure de nos études, nous avons appris à mieux le connaître et à mieux pénétrer ses écrits. En outre, c'était un homme politique, un intellectuel engagé qui n'a jamais reculé devant le combat  pour les causes justes, la défense des minorités et des opprimés. Il faut garder de Césaire l'image d'un homme qui n'a jamais accepté les compromissions qui vont à l'encontre de ses propres choix aussi bien idéologiques, politiques que religieux. C'est une source d'inspiration pour tous les peuples en  quête de dignité et de reconnaissance.

 

Alors, brièvement, pouvez-vous nous parler de ses œuvres littéraires ?

 

  On le connaît surtout par son écriture poétique, mais il n'est pas que poète, il est aussi essayiste et dramaturge.  Si je m'en tiens à ses écrits poétiques, le plus célèbre est "Cahier d'un retour au pays natal". Il l'a écrit après ses études à Paris, où il a fréquenté les mêmes lycées que Léopold Sédar Senghor. Après sa licence, il est rentré en Martinique et a découvert une île complètement squelettique, exsangue. Cela l'a choqué et lui a inspiré "Cahier d'un retour au pays natal".

Le langage en est violent, dur, à la hauteur de sa déception. On lui doit aussi "Les armes miraculeuses" ; "Les chiens se taisaient" ; "Soleil cou coupé" ; "Corps perdus" ; "Cadastre".

En ce qui concerne les essais, ce qu'on retiendra le plus, c'est "Discours sur le colonialisme", où il passe ce système au vitriol pour montrer en quoi cela est une aberration, une négation de la dignité humaine.  Il a également écrit des pièces de théâtre et celle que j'apprécie le plus, c'est la "Tragédie du Roi Christophe", où il retrace le combat du roi du même nom pour faire du peuple haïtien un peuple libre, souverain et digne. Combat tragique, puisque le héros qui voulait aller très vite en fut incompris. A l'opposé de ce que conseillait De Gaulle, qui pensait qu'il faut "savoir attendre d'avoir raison", le Roi Christophe n'avait pas le temps d'attendre : il avait raison et voulait que tout le monde le sache tout de suite et maintenant.

On peut retenir enfin "Une saison au Congo" et "Une tempête", qui sont des œuvres dramatiques de grande intensité. Tout cela passe au vitriol, bien entendu, les perversités de la politique coloniale française.

 

Quelle est l'œuvre qui vous a le plus marqué ? Et pourquoi ?

 

• C'est surtout le "Cahier d'un retour au pays natal".  Cela, pour des raisons personnelles parce que la rencontre avec une œuvre est toujours la rencontre avec soi. Et quand j'ai lu le "Cahier d'un retour au pays natal", je me suis retrouvé, moi, en train de retrouver mon pays natal. Lorsqu'on est issu de l'immigration (NDLR : Albert Ouédraogo est né en Côte d'Ivoire et est président du Tocsin),  de la diaspora, c'est toujours quelque chose que de revenir chez soi, même si le chez-soi était quelque chose de mythique, d'imaginé. Ce retour me parle.

C'est comme une expérience vécue par procuration. De ce point de vue, j'ai été très sensible à cette œuvre.

 

Qu'est-ce qui fait la spécificité de Césaire par rapport à Senghor et à Gontran Damas ?

 

• Vous venez de citer les trois chantres de la Négritude. Chacun avait sa spécificité. La Négritude senghorienne n'est pas exactement celles de Damas et de Césaire. Mais cela est à mettre en rapport avec leur propre histoire.

La Négritude de Damas est violente. C'est une Négritude révolutionnaire qui refusait toutes sortes de compromis ou de compromissions. Damas avait la rage au ventre. Il avait envie de tuer le colonialisme et tous ceux qui prônaient la politique coloniale. C'est quelqu'un qui était ulcéré dans sa chair et dans son esprit parce qu'il a vécu la violence primaire. Il suffit de lire sa poésie. Ses mots sont comme des poignards qu'on enfonce. A la limite du poétique, les mots deviennent des mots d'ordre révolutionnaire.

Pour Senghor, la Négritude, c'est le combat pour la dignité et la reconnaissance de l'homme noir, mais ce n'est pas un combat de fermeture de l'homme noir dans sa peau.

Pour lui, la Négritude est un humanisme, c'est une reconnaissance de soi, de ses valeurs, un retour aux sources, mais pas pour y rester. C'est pour mieux aller à la rencontre de l'autre et aboutir au métissage et au monde de l'universel. Cela était d'autant plus facile pour Senghor qu'il n'était pas un être acculturé. Il avait encore les pieds en Afrique, il sortait de l'Afrique et y venait avec ses valeurs africaines que Damas et Césaire avaient perdues. C'est la raison pour laquelle Senghor écrit : "comme les lamentins qui vont à la source pour aller boire". Il demeurait cette source d'inspiration à laquelle les deux autres tendaient. Il avait moins de rancœur parce qu'il avait encore sous les pieds un certain nombre de connaissances et de valeurs. La preuve, il parlait le wolof. Ni le Guyannais Damas ni le Martiniquais Césaire ne parlaient une langue africaine, mais plutôt le créole, qui est la rencontre de certains résidus de langues africaines en contact avec le français qui en est le substrat.

S'agissant de Césaire, sa Négritude est  entre la violence de Damas et celle de l'ouverture prônée par Senghor.

Dans la Négritude de Césaire, il est surtout question de la revalorisation de l'homme des îles. Il y a eu pendant longtemps un contentieux entre le Noir des Antilles et le Noir d'Afrique parce que les Antillais sont convaincus que ce sont les ancêtres des Africains d'aujourd'hui qui ont vendu leurs propres ancêtres. Il y a ce contentieux qui, même sans être exprimé, est quelque part dans le subconscient. Et puis, bien sûr, il y a d'autres motifs de complexes parce que dans les Antilles, les gens sont appréciés en fonction de la blancheur ou de la noirceur de leur peau.

Au regard de tout cela, Césaire a travaillé à faire en sorte que l'Antillais puisse être fier de ce qu'il est. Mais ce qu'il est est le produit du métissage. Il ne peut pas renier le Blanc qui est en lui.

Il lui faut faire un savant mélange. C'est ce qui lui a  valu des critiques de la génération des écrivains qui ont émergé par la suite et qui vont s'opposer un peu à sa Négritude, qui tendait à rapprocher les Antillais de leur souche noire. Avec les Edouard Glissant, il faut assumer sa créolité, son insularité, et non se mettre en quête d'une identité perdue.

 

La question de la paternité du mot Négritude a fait l'objet de débat. A qui peut-on l'attribuer ? Senghor, Césaire ou Damas ?

 

• On débat effectivement sur le sujet, mais c'est un débat des thuriféraires de chacun des aspects de la Négritude. Dans certains cercles littéraires, on s'est égosillé pour savoir si le terme de Négritude est un concept forgé par Senghor ou Césaire. Mais en réalité, il n'y a jamais eu véritablement de débat là-dessus en tant que tel dans la mesure où Senghor a toujours reconnu publiquement que la terminologie Négritude est de Césaire. Et il n'a jamais fait un mystère de cela. Donc, il n'y a pas lieu de polémiquer. Mais si Aimé Césaire a  forgé le concept, celui qui lui a donné le contenu le plus fort et le plus riche, c'est bel et bien Léopold Sédar Senghor. C'est l'enfant de Joal qui a le plus théorisé sur la Négritude et qui lui a donné ses lettres de noblesse.  Césaire était très fort dans les néologismes tout comme Damas, dans la mesure où il s'agissait quelque part de sortir du carcan de la langue française. Il fallait casser d'une certaine façon le français pour créer un nouvel humanisme afin que les colonisés puissent avoir un espace d'expression à travers des langues qui reflètent leurs aspirations et leur vision du monde.

 

Entretien réalisé par

Adama Ouédraogo Damiss

L’Observateur Paalga du 20 avril 2008




21/04/2008
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